Le 11-Septembre fut d'emblée vécu comme impossiblewrites André Glucksmann as Le Monde readers accuse him of being (horrors) pro-American and pro-Israeli while ignoring Arabs' aspirations and their (well-founded) hatred.
Les témoins n'en croient pas leurs yeux, les responsables désemparés s'estiment en pleine science-fiction, les prudents qui veulent raison garder la perdent en fabulant de délirantes conspirations (la CIA, les juifs, de mystérieux spéculateurs immobiliers). Reste que l'impossible a eu lieu et que ce lieu a été nommé sans hasard "Ground Zero", soit l'espace dévasté des premières expériences atomiques.
… Si fulgurant qu'il paraisse, un événement n'est jamais un commencement absolu. Une fois l'effarement général dissipé, force est de constater que l'attaque de New York n'est inouïe ni dans son inspiration, ni par ses acteurs, ni même dans son mode opérationnel. La stratégie de la panique par l'incendie des villes et l'affolement délibéré de la population fut théorisée il y a un siècle et demi par le nihilisme russe, Bakounine, Netchaïev – voyez Les Possédés, de Dostoïevski.
Viser sans discrimination des civils, le projet ne date pas davantage de septembre 2001 : depuis Guernica, les fanatismes profanes ou célestes ont dépeuplé sans remords le XXe siècle. Le mode opérationnel lui-même n'est pas privé d'antécédents : la cible fut attaquée en 1993 (en sous-sol, une voiture bourrée d'explosifs) ; le moyen, un avion détourné, fut essayé à Noël 1994 (l'Airbus d'Alger devait s'écraser sur Paris). Quant au côté suicidaire des tueurs s'érigeant en missiles humains, il n'apparaît invraisemblable qu'aux ingénus : bolcheviques, nazis, intégristes de tout poil abondent de sacrificateurs professionnels résolus à faire don de leur vie pour le "bien de la cause". Les pièces du puzzle s'étalaient ainsi dans le désordre, il manquait le concept qui permet d'imaginer l'inimaginable.
… Le 11-Septembre n'était pas fatal, à condition d'en prévoir la possibilité. On explique l'aveuglement général par la paralysie bureaucratique (CIA contre FBI) et les rivalités au sommet. Explications trop courtes: une vue acérée et consensuelle des risques courus en commun aurait balayé ces conflits rituels et lassants. Tout au contraire, le préjugé de vivre "la fin de l'histoire" enivrait nos bons apôtres: la guerre froide est terminée, les menaces majeures sont abolies ! L'optimisme stratégique célébrait la disparition du grand ennemi unique : plus d'adversaire omniprésent, donc plus d'adversité. Ce raisonnement fallacieux valait passeport pour le meilleur des mondes; les budgets militaires fondaient, la paix universelle était à portée de main, seuls subsistaient des "conflits de faible intensité" qui dévastaient les banlieues du monde sans inquiéter les métropoles vautrées dans leur sécurité.
… Dix ans plus tard, avons-nous franchi le cercle enchanté de nos sommeils euphoriques si cher payés ? Oui et non.
Oui : l'Amérique réévalua ses alliances inconditionnelles. L'Arabie saoudite n'avait-elle pas fourni à Al-Qaida son idéologie (le salafisme), son financement et une base de recrutement (quatorze sur dix-neuf des pirates sont enfants de la bonne société saoudienne) ? Conséquence théorique : "Le fait que, soixante ans durant, les nations occidentales ont excusé et se sont accommodées du manque de liberté au Moyen-Orient n'aida en rien à notre sécurité parce qu'à long terme la stabilité ne peut être achetée au prix de la liberté." (Déclaration de G. W. Bush, le 7 novembre 2003.)
Conséquence pratique : Saddam Hussein, épargné en 1991 sous pression saoudienne au prix du double massacre des Kurdes et des chiites, est pendu. Depuis, les despotes en proie aux soulèvements populaires sont "lâchés" (Tunisie, Egypte, Libye). Méditerranée, Proche et Moyen-Orient s'extirpent d'une histoire froide et de sociétés gelées. La chape de plomb saute pour le meilleur puisque partout les revendications démocratiques étoffent des rêves de liberté.
… Le Vieux Continent navigue à l'aveuglette. Ses complaisances à l'égard de la Russie poutinienne, corrompue jusqu'à l'os, violente et nihiliste, protectrice des Assad, prouvent combien la leçon dissuasive du 11-Septembre s'oublie.
… "Une fois renversées les bornes du possible, il est difficile de les relever", stipula Clausewitz, annonçant que l'ère des batailles méga-massacreuses ne finit pas avec Napoléon. La Belle Epoque se gaussa, mais le siècle suivant confirma. Ben Laden a disparu, pas la stratégie des haines radicales et sans merci.